IL NE SUFFIT PAS D'ÉCRIRE; aussi faut-il réussir à pénétrer par effraction le « chant » de l'écriture. Voilà ce que j'ai pensé refermant Vomito Negro, ardent roman de Pavel Hak. Je ne souhaite pas ici me pencher sur les intentions sociopolitiques de l'auteur qui, à la manière d'un camion délivré de ses freins, dénonce les déflagrations d'un capitalisme trop soucieux d'accoucher d'un esclavagisme renouvelé pour se préoccuper du malheur des plus démunis. J'aimerais davantage écrire ici sur les sous-sols de l'écriture, tant j'ai été frappé par la manière déjantée avec laquelle l'auteur parvient à atteindre, sans jamais l'évoquer, sauf peut-être à travers ce souffle de vie qui consume les personnages qu'il nous donne à aimer, la poésie chère à son cœur.
J'ai toujours senti, pour l'éprouver moi-même, combien est grande la difficulté d'arriver à la poésie lorsque la langue dans laquelle nous écrivons n'est pas notre langue maternelle. Jacques Darras en parle merveilleusement bien à travers le parallèle qu'il établit entre Rimbaud et Conrad dans son introduction aux Nouvelles, de Joseph Conrad. Poésie et langue maternelle sont liées et, souvent, lorsque l'une nous importe plus que tout et que nous avons été arrachés à l'autre, nous nous acharnons notre vie durant à chercher les sentiers détournés pour trouver un lieu d'effraction. Ces lieux passent par des voies inondées de frayeurs anciennes. Il faut alors plonger, retenir sa respiration et nager, de mot en mot, dans une langue apprise, pour dénicher le passage.
Pavel Hak, né en ex-Tchécoslovaquie, écrivant en français pour des raisons qui lui sont personnelles, réussit ce passage en apnée et parvient à l'effraction poétique grâce à un récit qui semble naître d'une collision frontale entre, justement, Conrad et Rimbaud. C'est une traversée de l'enfer où se côtoient des trafiquants de toutes sortes -drogues, prostitution, organes - au milieu desquels un frère cherche à retrouver sa sœur enlevée et séquestrée. Tout se veut violence dans ce livre qui emprunte au thriller cinématographique pour mieux nous montrer, suivant un savant jeu de miroirs, comment ceux-ci sont les esclaves de ceux-là qui deviennent à leur tour les esclaves de ces autres, générations amnésiques ayant la conviction de réinventer le monde. Schématiquement, les méchants sont affreusement méchants, mais il y a une telle enfance dans la façon de tuer ici, à coups de jets de flammes et de coups de feu, que cette enfance, précisément, permet un saut vers une langue délivrée de réalisme. Une enfance orpheline, puisque la mère est absente et que le père fait entendre une voix délirante qui sans cesse relate, comme s'il y avait été, la grande traite des esclaves. Là encore, il est question d'arrachement. Arrachement à une forêt vierge peuplée de fauves et de fleurs carnivores, et vers laquelle on se retourne pour crier « Maman! » lorsque l'on est perdu.
Plus de langue plus de mère plus de forêt, Pavel Hak pousse alors sa propre écriture au bout du possible, la libère des pronoms personnels, passe à la ligne pour faire croire à des ellipses, quitte à frôler le télégraphique. On pourrait penser que c'est pour atteindre une syntaxe qui refléterait l'état désagrégé du monde, mais une interprétation comme celle-ci, aussi juste puisse-t-elle être, me semble réductrice de l'œuvre. Je préfère croire que Pavel Hak désire nous soulever de son océan de prose aligné aux quatre coins de la page pour nous échouer, sans que l'on s'en rende compte parce que trop pris par le récit, sur le rivage de la poésie. Cela donne de somptueux éclats, comme après cette terrible traque où le frère finit par s'évader et où, pour conclure son paragraphe, Pavel Hak jette sur la page :
« Saut dans les eaux du fleuve.
La rive qui s'éloigne.
Il se laisse porter par les courants boueux.
Le hurlement des chiens cesse d'assaillir ses oreilles.