Vision frontale de la guerre dans le roman de Pavel Hak, Tchèque qui a choisi la langue française. Entretien.
Quatre points de vue se partagent le nouveau roman de Pavel Hak, Sniper. Le tireur embusqué tire sur ce qui bouge. Il dit : «Je participe à ce conflit pour éliminer cette anomalie porteuse de paroles insensées qu'est l'homme.» Les habitants des villages sont regroupés, les cadavres sont emportés «à l'abri des regards». Au Quartier général, le commandant très content briefe ses officiers : «Matraques, couteaux, empalement, battes de base-ball, décharges électriques, cellules frigorifiques, tout servira notre action : bafouer les Droits de l'homme est notre but ! Et ce but ne sera jamais atteint si les femmes ne sont pas réduites en esclavage !» Attaquant la terre gelée, un homme creuse, «à la recherche des morts». La guerre va son chemin, est-il possible de survivre, résister, respirer ? Sniper, qui évoque la Yougoslavie, est écrit au présent. Il est relativement aisé de lire les pages où s'exerce la violence à distance, et celles où le survivant arrache les siens à la fosse commune. Comment ne pas comprendre que regarder ces morts est déjà une victoire sur les assassins ? Mais ce que Pavel Hak nous invite à regarder, c'est plus que ça, c'est la terreur des fuyards, et encore davantage, c'est la torture, et la jouissance des bourreaux. Pavel Hak, silhouette juvénile, visage fin, est né tchèque en 1962. Il est arrivé il y a une quinzaine d'années en France. Son premier roman, Safari, situé dans l'Afrique postcoloniale, était d'une obscénité et d'une sauvagerie insensées. Sniper est un texte encore plus insoutenable, que l'auteur, mystérieusement, nous aide à supporter. Pourquoi écrivez-vous des cauchemars ?
Des cauchemars ? Je n'écris pas sur des cauchemars, ou alors ils doivent être emblématiques de l'époque, et non une affaire personnelle. J'essaie d'explorer certaines zones de violence. Dans Safari c'était l'animalité, la perdition peut-être. Le délire, plutôt que le cauchemar, est présent aussi bien dans Safari que dans Sniper, dans Sniper surtout. Le délire devient une sorte de rationalité dans le cas du personnage du sniper, c'est ce qui est porteur du mal, de l'horreur. Le français est pour vous une langue acquise. Cela a-t-il un lien quelconque avec le fait que vous écriviez des choses si violentes ? Le français comme une langue étrangère, qui me donnerait de la distance ? Est-ce que, en tchèque, j'écrirais sur le même thème ? Une langue étrangère vous permet-elle une approche différente ? Je ne sais pas. Le plus important pour moi, c'est ma vie d'homme, mon engagement d'homme. On vit ici, à Paris, en France, une situation politique et historique très confortable, cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas ressentir certains événements difficiles, actuels ou historiques, ou qu'on ne s'interroge pas sur les mutations. C'est une démarche existentielle. D'autre part, pour moi, que ce soit la peinture, la musique ou la littérature, la démarche est la même, elle est fondamentale, philosophique, c'est celle que j'essaie de mener, et c'est une interrogation sur son temps. L'art doit toujours se confronter à la réalité, à ce dont elle est porteuse. Dans Sniper, la réalité à laquelle j'essaie de me confronter, est la réalité de la terreur. La guerre est un des principaux événements de notre époque. Je pense qu'il s'y greffe une rationalité nouvelle. La guerre a quelque chose d'éternel, elle a toujours été là, mais s'il suffisait de lire l'Iliade et l'Odyssée, ce serait réglé. Ce n'est plus la même guerre. La guerre permet une sorte de déchaînement humain, devient un cadre spécifique, très inquiétant. On l'a vu en Yougoslavie, on l'a vu au Vietnam et en Algérie, on est effrayé par ce qui se déclenche là, dans ce cadre-là, où des hommes cultivés, des hommes comme nous, les Occidentaux, pas si pauvres et difficiles à manipuler, dans ce cadre-là deviennent des brutes terribles, des bêtes. La Yougoslavie, c'est tout près et c'est nous. Quelque chose de très obscur, de très inquiétant se passe. Ce qui m'intéresse, c'est ce que l'homme devient dans ce cadre, idéal pour le déchaînement de toutes les pulsions négatives, destructrices, et sadiques, bien sûr. Qu'est-ce qui ressurgit du passé, de la guerre d'Algérie ? Ce sont les corps torturés systématiquement. La torture, dès qu'elle devient systématique, c'est déjà une ébauche de rationalité. J'aborde frontalement des choses difficiles à supporter, pour qu'on les voit, pour qu'on les affronte : c'est le contraire du déni. On ne peut pas rassurer. Malgré la technique dominante, malgré les écrans, la dépersonnalisation, les guerres menées de loin et sans contact humain, malgré tout cela, il y a d'abord le corps brisé, anéanti. Les camps, les viols : c'est le corps qui doit disparaître. Pas n'importe comment. Avant, il doit être martyrisé. Vous posiez-vous la question du voyeurisme en écrivant «Sniper» ? C'est un des enjeux principaux : on n'est pas en position de voyeur, mais de confrontation, d'interrogation, et bien sûr, ce n'est pas confortable. Cette dimension de voyeurisme n'existe pas, il était fondamental de l'éviter, d'éviter toute complaisance. Nous sommes en France, on ne peut pas ne pas penser à Robbe-Grillet qui a mené cette entreprise du voyeurisme très loin, mais les enjeux de ce livre sont différents. Le voyeurisme, qu'y a-t-il à la clé ? il y a une sorte de jouissance, de satisfaction, ça devient sexuel. Si quelqu'un a ce type de réaction avec mon livre, c'est très étonnant pour moi. Qu'est-ce que ça révèle ? Est-ce que les gens s'y réfugient, sont tellement habitués à être voyeurs que c'est une sorte de défense ? Pourquoi utilisez-vous tellement de parenthèses dans vos phrases ? Est-ce que c'est cela qui aide à la mise à distance ? Peut-être. C'est un procédé qui permet de distancier, ou de compliquer, peut-être de désamorcer l'émotion. Cette retenue, ce recul vous sont naturels lorsque vous écrivez ? Je n'écris pas de manière très rationnelle, mais pulsionnelle, je crois. Par exemple, j'interpréterais ainsi la phrase proustienne, en tout cas dans la meilleure partie de Proust : c'est très étrange d'où vient le rythme de la phrase, je pense qu'il y a quelque chose de très profond, de très obscur, comme le corps, et c'est ce qui m'intéresse, que le rythme de la phrase vienne de quelque part, de cette confrontation entre l'homme et le monde, c'est là que se crée l'écriture. Proust, c'est incroyable, d'où vient cette phrase, rythmiquement admirable, ce sismographe extrêmement subtil, n'est-ce pas, sinon du corps ? Pourquoi certaines scènes glissent-elles vers le grotesque, voire le burlesque ? Avec la fille qui s'échappe de la séance de torture, on frôle le rire désespéré. Les scènes des filles qui s'enfuient, très rocambolesques, sont pour moi comme dans la tragédie grecque, une sorte de catharsis nécessaire. Le grotesque était plus présent, dans Safari. Le thème s'y prêtait, c'était une critique non pas du racisme primaire, ce serait trop simple, mais de l'arrogance, de la richesse qui permet cette arrogance, cette supériorité dévastatrice dans le monde d'aujourd'hui. Dans quelle mesure «Sniper» est-il une réponse aux images de guerre vues à la télévision ? La guerre à la télévision, c'est un matériau qu'on doit déchiffrer, travailler. L'image est partout, en effet, elle nous imprègne de manière stupéfiante. Je m'interrogeais en écrivant le livre sur ce glissement vers la littérature, vers la lecture, vers une autre temporalité, ce suspense où le lecteur se trouve. Je suis d'abord lecteur, et il y a une autre durée, l'homme, volens nolens, est plus disposé à un certain type d'interrogation, à cause de cette durée propice. Et à cause de cela, la lecture est une chose à défendre à tout prix, c'est un des événements d'une vie d'homme, sans la lecture, sans ce type de travail, on est absolument désarmé. Cette durée qu'elle emplit, cet espace qu'elle ouvre. Tandis qu'on est submergé par le flux d'images, on ne peut pas réfléchir, on reste idiot devant. Ou bien brutalement, il y a une absence totale d'image, et le résultat est le même, on reste interdit. Jean-François Lyotard, je crois, parlait de l'absence de grand récit, une fois le communisme effondré. C'était vrai il y a vingt ans. Aujourd'hui nous sommes confrontés à des idéologies en cours, puissantes : il faut leur opposer d'autres types de récits. Un roman, c'est ça. Le travail de fiction est absolument essentiel, il faut à tout prix défendre la fiction. Dans Sniper, l'homme qui cherche les morts et le sniper sont des personnages «littéraires», poétiques. Pour les autres, j'ai injecté beaucoup de matériau, de détails, beaucoup de réalité. Il y a ce problème de la fiction pénétrée par le réel. Mais et c'est l'angoisse du romancier la fiction doit aussi être à la hauteur de la réalité, elle ne peut pas être plus faible.