« Espoir » : c'est le dernier mot de Trans, roman de Pave! Hak, qui s’apparente à un voyage en enfer. Rien n'est épargné à Wu Tse, le héros de cette aventure. Dans Trans, un homme pourchassé traverse les espaces, et nos temps se métamorphosent en visions de terreur.
Ranger ce livre parmi les ouvrages de science-fiction serait une solution de facilité. Certes, Pavel Hak ne nomme aucun pays et ne fait pas référence à une période historique identifiable. Pourtant, de ce glacial pays d'Asie à la mégapole dans laquelle Wu Tse trouve refuge à la fin de son périple, en passant par cette terre africaine près de laquelle il échoue, on reconnaît tout : un Etat totalitaire misérable qui tient de la Corée du Nord pour le froid et la faim, et de la Chine pour la surveillance des citoyens, un quelconque Nigeria, « terre gorgée de pétrole [ ... ] et de sang », où des savants fous trouveraient des cobayes pour expérimenter des poisons, et notre Occident aux poubelles pleines et aux prisons pour sans-papiers démunis. Oui, tout est là, en germe dans les pages actualités de nos journaux, soudain transformé par le romancier.
Tout ici est exacerbé, la démesure est constante, l'horreur figée sous la loupe. Au début, Wu Tse travaille dans une sorte de morgue et ramasse dans les rues des cadavres gelés que lui et ses compagnons mangent, quand la faim les harcèle. La faim harcèle sans cesse les personnages de Trans, des êtres traqués, des victimes qui n'ont de cesse de chercher des issues dans les murailles réelles ou virtuelles, et de tuer pour survivre. Cette faim qui les réduit à n'être plus rien est aussi sexuelle. Rencontrant Kwan, qu'il poursuivra à travers le monde, Wu Tse la prend brutalement, puis se sert d'elle comme appât pour se procurer l'argent lui permettant de payer son voyage. Parce qu'elle est la seule femme qu'il aime vraiment, il y a aussi dans sa quête quelque chose de pur, comme le désir de construire un moment de sa vie avec elle. D'autres femmes n'ont pas cette chance infime, comme Katwana l'Africaine, la blonde Strohova, livrées en pâture aux hommes, d'autres encore dans quelque obscure cellule d'un aéroport, et les scènes de viol montrent que dans cet univers sans lumière, tout ressemble à de la boucherie. La science n'est pas en reste, si l'on songe au projet du docteur Swartz et des siens, dans la jungle : « Implosion des lois physiques fondant le régime du vivant, brisure des molécules de base, désorganisation des défenses immunitaires, anéantissement des énergies vitales, destruction des possibilités matérielles de vie, paralysie du cerveau c'était l'objet de leurs recherches. » Hak emploie les mots précis, peint les scènes comme le Goya des toiles noires. Ainsi lorsqu'il évoque les monstres fabriqués par Swartz, docteur Moreau du XXIe siècle : « Des corps acéphales multimembres, des hybrides à la colonne vertébrale déformée, des troncs à plusieurs têtes […] Ces êtres affreux semblent peupler les bas-fonds du futur […] ». On est parfois révulsé mais sentant bien qu'il n'y a là nulle gratuité, nulle complaisance, on lit ces pages pour trouver la lueur, à supposer qu'elle puisse exister, sinon par ce mot espoir, à la dernière ligne. Ce monde sans pitié, Hak le figure par des phrases nominales qui ouvrent et ferment ses paragraphes, ou qui constellent les séquences que l'on découvre. Moment d'arrêt dans la chasse à l'homme - celle que vit Wu Tse, ou arrêt sur image, l'image atroce que l'on verrait soudain sur l'écran d'un ordinateur. Pas de chapitres dans Trans, juste ces espaces entre les paragraphes, comme des bouffées d'air avant de replonger dans les souterrains mal éclairés, les rues jonchées de cadavres gelés, ou la jungle opaque, étouffante. La mégapole est un enchevêtrement de béton, d'espaces sans vie, de supermarchés sous vidéo-surveillance. Les vigiles et policiers y règnent en maître, la loi est celle qu'ils appliquent, le malheur que cet Occident instille est juste moins méthodique que celui de l'Asie ou d'une Afrique livrée à des cannibales, menés par un sorcier sorti de quelque récit de Conrad, et mis en scène par un « tour operator » devenu fou. Trans incarne notre destin, dans des sociétés prêtes à se suicider, par le contrôle social ou par la folie scientiste, par la haine et l'égoïsme. Les mutations incontrôlées de l'humanité, la « spéculation sur l'Univers » affecte toute chose, et d'abord l'humain. Les hommes deviennent machines décervelées, marteaux-piqueurs en Asie, ou buvant de l'huile de machine dans les ateliers clandestins de notre continent, ils connaissent le sort qui leur était promis devant le Mur de l'Exécution: « une balle pour faire disparaître le corps, une balle pour faire disparaître leur âme, une balle pour effacer leur mémoire. ») D'un enfer l'autre, la même entreprise de destruction se poursuit. Trans dit les traversées, et ceux qui les font pour survivre, du Sud ou de l'Est vers l'Ouest. C'est le roman des flux incontrôlables, erratiques d'une misère qui n'a plus rien à perdre. Décrivant le parcours de Wu Tse et de ses compagnons, Pavel Hak fait aussi œuvre de moraliste : non pas en disant ce qui est bien ou mal, en prêchant une bonne parole, mais en appuyant où ça fait mal, selon une formule galvaudée, qui dit cependant bien ce qui nous hante ou nous menace. On ne sort pas indemne d'une telle lecture et ce roman suscitera bien des rejets, bien des répulsions. Tant mieux : c'est la preuve qu’il s'attaque à une mer gelée.