Attention : roman violent. Avec ce quatrième livre, autour du transit d'un sans-papiers, Pavel Hak ajoute une pierre précieuse à l'œuvre hors norme qu'il construit depuis cinq ans.
Trans, comme transit, transitoire, transition. Trans, quatrième livre de Pavel Hak, prolonge son œuvre profondément violente, hors norme et dérangeante qu'il mène depuis cinq ans : "Dérangeante, oui, parce que toute vraie littérature est forcément dérangeante. Regardez Kafka, ou Faulkner, ce sont des univers qui dérangent profondément”, affirme celui qui est en face de nous, courtois et doux. Il ne s'en exprime pas moins avec intensité, sûr, ayant réfléchi depuis longtemps à un travail où rien ne relève du hasard.Il répète certains mots, souvent les mêmes, au début de ses phrases : des "Ça, j'y tiens" ou "J'insiste sur", ou encore des "Comprenez-moi bien" et enfin pas mal de ''N'est-ce pas?" comme pour mieux appuyer encore ses "J'insiste".
C'est que Pavel Hak est, comme tout écrivain, extrêmement rigoureux et précis, et qu'il sait combien son travail, à force de jouer sur le fil du rasoir d'une langue de la domination, de l'abjection et de l'humiliation, peut, s'il n'est pas parfaitement compris, se retourner contre lui. Les hommes y sont traités comme de la chair, à chasser, à tuer, à consommer, à faire "transiter" jusqu'à devenir des excréments ; les femmes, elles, se font violer, vendre, torturer, humilier. "Parce que je sais ce que c'est ; ce sont toujours les femmes qui payent dès qu'un pays va mal. C'est toujours leur corps qui prend. Et elles ne s'en sortent jamais." On tique quand la plupart des personnages féminins du livre ont des orgasmes ou tombent amoureuses quand elles se font violer. C'est gênant, ridicule et un peu bête, même si justement Pavel Hak a choisi de jouer sur le grotesque pour ce quatrième texte. Il déroule sa biographie vite fait bien fait en insistant encore une fois pour dire que "cela n'a pas à voir avec mon livre, cela n'est pas mon livre, la littérature n'a rien à voir avec ma biographie".
On le sait même déjà, merci, mais pourtant, quand il raconte la dictature tchécoslovaque d'où il vient, "moins dure que les autres, mais quand même : aucun texte disponible, donc sans système de pensée, comment se battre contre un système ? Une dictature, ça vise directement à annihiler la pensée et la sexualité des êtres, pour mieux les neutraliser", le visa pour la Yougoslavie, puis le transit vers Rome et un camp d'exilés, "la plupart roumains. Et j'ai vu très vite deux choses s’y organiser : le travail des hommes et la prostitution des femmes", avant de s'installer en règle à Paris où il vit depuis presque vingt ans, on se dit que sa biographie a forcément inspiré Trans, au moins indirectement. Trans est une plongée suffocante, grinçante, morbide, dans l'enfer du "transit" d'un narrateur, habitant d'un pays sous dictature - les pays ne sont jamais nommés dans les œuvres de Hak : ils sont ainsi les pays types, les machines types à broyer les humains - jusqu'à l'Europe et son cortège d'illusions de libertés individuelles. On ne peut pas raconter Trans. Disons simplement que ce narrateur sera confronté à tous les cercles de l'enfer humain pour arriver aux docks sinistres d'un pays d'Europe, où les femmes, comme lui en transit, sont obligées de se prostituer pour survivre. Car dans tout le roman, les humains sont réduits à leurs corps et à leur chair, à de l'organique donné en pâture à d'autres, pour servir de combustible à l'autre moitié de la planète (l'Occident). Les situations se répètent, produisant non pas un effet comique mais une sorte de burlesque de tragédie : c'est justement ça la force de Pavel Hak, de jongler avec l'abjection et la pornographie tout en évitant l'obscène, depuis son premier roman, Safari (2001), jusque Sniper (2002) et sa pièce de théâtre, Lutte à mort (2004), tous publiés par les excellentes éditions Tristram. Dans Trans, Hak greffe des morceaux de parodie, de comédie, construit une farce, une allégorie : il a lu Sade, Bataille, Pasolini, et son "monstre" en est proche, sauf qu'il reflète aussi constamment la réalité politique du monde, contenue dans l'excès et la répétition grotesque de l'horreur (qui auraient tendance à, paradoxalement, déréaliser), autant que dans les faits réels : "Tout mon travail tient dans cette tension entre la fiction et le réel." Le monde selon Pavel Hak est une machine monstrueuse qui bouffe les êtres, s'en nourrit, les digère, les chie, et recommence. Il signe, avec Trans, non pas son meilleur roman, mais la quatrième pièce fondatrice d'une oeuvre romanesque solide, en route, une des plus ambitieuses et courageuses du moment : une machine littéraire à broyer le monde, à le digérer pour mieux le donner à voir dans toute sa violence et sa crudité, dans tout ce qu'on n'en digère pas, froidement et implacablement, en concentré, en accéléré, en plus signifiant. Grande nouveauté, Pavel Hak y ajoute de l'amour : une histoire entre deux êtres qui passeront le roman à tenter de se retrouver - l'intime comme seule issue et acte de résistance. Pas complètement pessimiste.
Nelly Kaprièlian
PAVEL HAK EN TROIS DATES
Début 60 Naissance en Bohême. Hak s'installera à Prague avant de passer à l'Ouest. Début 80 Se rend en Yougoslavie, puis parvient en Italie, avant de s'installer en règle à Paris où il poursuit des études de philo à la Sorbonne. Début 2000 Premier roman, Safari. Univers violent d'une maturité et d'une maîtrise annonçant l'œuvre à venir.