Le romancier Pavel Hak explore les nouveaux champs de bataille
BLESSURE DE GUERRE
Violé, martyrisé ou escamoté, le corps reste l'enjeu principal de la guerre. Dans un roman éblouissant de fureur, Pavel Hak interroge les nouvelles formes d'inhumanité.
La guerre. Le déchaînement de la violence, les exécutions sommaires, la torture, les viols, les pillages. Le scandale serait de refuser de voir. De détourner le regard. D'éviter la question. Pavel Hak, jeune écrivain tchèque né en 1962, installé en France depuis quinze ans, a choisi de l'aborder de front. Sans concession ni échappatoire. Le résultat, intitulé Sniper, tient en quatre-vingt-dix pages éblouissantes de fureur et de férocité, parmi les plus fortes qu'on ait jamais lues. Un diamant impeccablement taillé, démonstration à couper le souffle de la puissance de la fiction.
Car c'est la fiction que l'auteur a délibérément choisie pour dire ces guerres qui hurlent à nos portes. Algérie, Yougoslavie, Tchétchénie. Avec une parfaite conscience des enjeux littéraires de son projet, encore plus casse-gueule que le précédent, Safari, un premier roman situé en Afrique, que l'éditeur lui-même qualifiait de « barbare ». Comment représenter l'horreur de la guerre en évitant les pièges du voyeurisme et de la complaisance ? Comment se confronter à la réalité sans s'y noyer pour la dépasser et l'éclairer? « La fiction a son propre pouvoir, explique l'auteur, elle permet à l'homme de s'interroger de façon très singulière sur ce qu'il vit ou sur lui-même. Sniper est évidemment inspiré de l'actualité, mais â l'ancrer trop précisément, historiquement ou géographiquement, je me serais heurté à des problèmes que je voulais éviter : est-ce que les choses se sont bien passées comme cela, etc. Plus profondément, il me semble que l'absence de repères déstabilise le lecteur, l'oblige à regarder l'essentiel : la guerre, la réalité de la terreur. Et pas seulement de manière intellectuelle. La fiction, c'est aussi l'émotivité, la sensation. Sniper croise ainsi plusieurs récits, enchevêtrant les émotions et les points de vue. Imprécations d'un tireur embusqué, sûr de son devoir : tuer tous ceux qui résistent à l'ordre et refusent le conformisme. Histoire d'un groupe d'hommes et de femmes fuyant vers la frontière. Scènes de torture insoutenables au QG des militaires, ivres de sang et de sexe. Acharnement d'un homme à extirper de la terre gelée les cadavres de ses parents pour leur donner une sépulture et les arracher à l'oubli.
D'un épisode à l'autre, Pavel Hak, dont la langue d'écrivain est le français, joue avec une rare maîtrise des ruptures de style et de rythme, du classicisme le plus pur à la hachure stroboscopique. Permettant à la fois l'implication la plus brûlante et la mise à distance, indispensable. Évitant dans le même mouvement deux écueils caractéristiques de notre époque : la déréalisation (on se souvient à cet égard du. spectacle de la guerre du Golfe à la télévision) et la complaisance voyeuriste. L'insertion dans le texte d'innombrables parenthèses désamorce par exemple l'émotion et contraint le lecteur, par la complexité qu'elles introduisent, à s'interroger sur ce qu'il lit. Car Sniper est une passionnante réflexion sur la guerre. Celle, éternelle, qui se joue à hauteur d'homme. Propice à tous les débordements, pulsions de mort, pulsions sadiques. Celle qui transforme des êtres ordinaires en bouchers redoutables. Et dont le corps est l'enjeu principal, d'où les viols et les tortures. Et celle d'aujourd'hui, la guerre glacée des machines et des programmes, pensée, rationalisée à l'extrême, dont la sophistication technologique risque un jour de dépasser l'homme qui l'a créée, à l'instar de ces robots joueurs d'échecs. « Toute la question est de savoir ce qu'il y a de nouveau dans ce type de guerre qui traduit si bien le rapport de plus en plus problématique que nos sociétés entretiennent avec le corps. Ce corps que la chirurgie ou la génétique prétendent “améliorer”. Et que nos guerres exhibent au sommet de monstrueux charniers ou escamotent dans les frappes dites "chirurgicales". C'est cela qui m'intéressait en commençant ce livre. L'humanité court-elle vers l'autodestruction? Sommes-nous en train d'inventer de nouvelles formes de barbarie que Dante lui-même n'avait pas imaginées? »