Docus pénibles, jeux vidéo virtuels, infos bâclées : la guerre, la vraie, n’a rien à voir avec le spectacle qu’on nous sert quotidiennement. Dans « Sniper », Pavel Hak la décrit dans toute son horreur. En direct du réel.
Il ne faut pas plus de quelques pages avant que le malaise crispe nos doigts. Que nos neurones se mettent à clignoter en une ronde panique. Sniper nous plonge au cœur de la guerre comme aucun autre roman contemporain. À l’instar d’American Psycho, le second roman de Pavel Hak nous colle à une réalité monstrueuse, nous connecte à l’expérience du mal, nous donne à éprouver la violence concrète, la logique de son engrenage. Et si l’on devine que Hak s’est longuement documenté sur le conflit yougoslave, la guerre qu’il décrit n’est pas située. Son récit gagne en profondeur de champ : à la fois métaphorique et tangible, visionnaire et implacable.
D’autant plus implacable que Pavel Hak éclate son roman en plusieurs genres. Il y a le soliloque, halluciné, prophétique, du sniper qui, juché sur le toit d’un immeuble, s’est donné pour mission d’« éliminer cette anomalie porteuse de paroles insensées qu’est l’homme ». Il y a ensuite l’entrecroisement de récits hyperréalistes et gore où des soldats tuent, pillent, brûlent, mutilent, violent, torturent, tandis que des femmes tentent de fuir et tuent à leur tour, entrant ainsi dans le cycle sans fin de la violence.
MACHINE DE GUERRE
Pavel Hak mène une guerre. Lorsqu’il parle de son travail littéraire, ce sont les mots « arme », « impact » ou « efficacité » qu’il utilise le plus volontiers. « Je cherche la secousse corporelle, explique-t-il, en une époque où les corps disparaissent à coup d’“opérations” ou de “frappes chirurgicales”. » Écrivain d’origine tchèque, 40 ans, exilé en France il y a une quinzaine d’années, diplômé de philosophie, Pavel Hak a appris le français lorsqu’il s’est installé à Paris. Et il investit la langue sans aucune complaisance pour sa tradition littéraire, ses poses confites et ses coquetteries de stylistique. Car on ne dit pas la nouveauté sans une forme nouvelle. Celle de Hak mêle lyrisme, style documentaire ou esthétique de polar pour aboutir à une écriture pulsionnelle.
C’est ainsi qu’il fore un accès direct au réel. Qu’il nettoie notre regard en le vidant des tombereaux de clichés dont nous nous bombardons – pour le fun – à coups de cinéma 16/9ème, de jeux vidéo en caméras subjectives ou de reportages télévisés incohérents. Face à l’imaginaire de guerre qui baigne l’époque, Sniper redonne à la littérature son rôle naturel : non pas ce « refuge » contre l’absurdité du monde (tel le goncourisant Tigre en papier d’Olivier Rolin) mais une machine de guerre luttant pied à pied contre elle : « Je charge mon fusil. Ma grandeur, mon rôle inouï dans l’histoire de l’humanité, je le dois à ce morceau d’acier : au moment où l’homme peut tuer à distance (…), l’espace bascule. Chaque balle que je tire achève une longue histoire du monde, l’ère où les hommes étaient responsables de ce qu’ils faisaient parce qu’ils le faisaient de leurs propres mains. » La technique a déréalisé le monde, la déréalisation du monde enfante une barbarie d’un nouveau genre.
« REPÉRER LES VIVANTS »
Sniper s’impose comme un roman important par le glissement qu’il opère entre la réalité des pays en guerre et celle des sociétés dites démocratiques : le court-circuit lucide entre l’activisme des multinationales et celui des hordes de Milosevic. « Aujourd’hui, le problème (…), c’est de repérer les vivants. Et de la leur boucler. De temps à autre, quand la fatigue vient (…), j’ai l’impression d’être perché non pas au-dessus d’une ville assiégée mais sur le toit d’un gratte-ciel, dressé au centre d’une mégalopole. Mon travail est le même : repérer les vivants qui se dissimulent dans la marée d’hommes déshumanisés que surveille mon œil implacable (…). Car dans la foule robotisée, des hommes vivants se dissimulent encore, indiscernables des hommes désincarnés. »
Nôtre tâche : rester vivant. Entre le monologue du sniper et les récits de guerre trash, se faufile un homme qui, contre toute logique, déterre les corps de ses parents enfouis sous la glace et tente de les rapatrier dans son village. « Une charrette ? Poussée par un fou ? L’homme qui a traversé la montagne pour revenir avec un tas de cadavres ne peut être qu’un taré. Un homme anormal et dangereux. J’ai tué le messager. Je tuerai ce toqué avec autant de promptitude », s’écrie le sniper. Car « ce que je sais (…), c’est que l’humanité entre dans l’ère de l’autodestruction ! » Le « taré » se chargeant d’un « tas de cadavres » n’est autre que l’écrivain qui, tel Pavel Hak, répond à un engagement d’un nouveau type. Non plus se battre contre un quelconque pouvoir mais rendre au corps sa réalité. Et à la guerre, sa vérité organique.