Article de presse
Sniper

TRIBULATIONS BARBARES

 Difficile de porter un jugement littéraire sur Sniper ! Car la cause du roman est juste, Réquisitoire contre les horreurs de la guerre. Qui n'y souscrirait pas? Une guerre précise, récente, même si l'auteur évite de citer les pays engagés, les belligérants. Comme pour donner à sa fable terrible une portée universelle. N'empêche qu'il s'agit d'un conflit des Balkans, côté Bosnie et Kosovo. L'auteur a le mérite de traiter l'ignominie à chaud ! Le monologue du sniper est le leitmotiv qui vient scander un enchaînement de tribulations féroces. Le sniper embusqué vise juste, il fait mouche sur l'ennemi, le rebelle, le résistant dressé contre l'État totalitaire : « Ils organisent des raids, nous organisons la terreur. » Il s'agit pour le tueur de couper la source sale des mots humains, des épanchements, des romantismes. « Bafouer les droits de l'homme est notre but. ») C’est clair !
Cet imprécateur halluciné justifiera plus loin ses crimes en montrant qu'il ne fait que suivre le courant de l'histoire, d'une déshumanisation orchestrée par le progrès, la technique, le capitalisme, les manipulations génétiques. À la fin, privé de munitions, il accède à une sorte de vertige tragique, Une bouffée d'éthique l’envahit; hélas, ce revirement n'est pas très convaincant. Tout le problème du livre est un penchant à la grandiloquence et au pathos... Même dans les scènes qui prétendent à une peinture objective et quasi clinique du sadisme, la langue triviale ne sert pas toujours le propos. Les démesures du massacre imposent une écriture, une tension, une vraie force qui font défaut ici.

Quatre séquences alternent : le soliloque délirant du sniper, la fuite de villageois traqués qui tentent de rejoindre la frontière, les supplices infligés par l'armée aux prisonniers raflés, enfin la course, la quête d'un homme qui veut retrouver les cadavres des siens enfouis dans le sol glacé. Cet épisode n'est pas sans puissance. Le corps du père assassiné, encore dressé dans la terre, dans une attitude de colère, de révolte contre l'abjection.
Sorte de statue, de spectre destinés à hanter ses tortionnaires jusqu'à la fin des temps. Le fils transportera dans une charrette les dépouilles de sa famille vers une vraie sépulture. Sa marche à travers le pays dévasté où guette le sniper serait plus impressionnante si elle n'était gâchée par de la redondance et de l'emphase : « Ils ont été jetés dans une fosse… Cet ignominieux manque de respect (la volonté de refuser aux victimes le droit d'être enterrées), c'était l'infâme mot d'ordre de cette guerre : l'odieux visage de l'ennemi!... »
Même pour décrire l'atrocité, il faut du style ! Non pas de beaux effets littéraires, mais le ton adéquat, les mots intenses et surtout pas des adjectifs exclamatifs et moraux qui en rajoutent. On est loin d'un Volodine ou d'un Guyotat peignant la violence absolue. Dans une esthétique radicale. La maladresse ici est, à sa façon, meurtrière... Certes, la séquence des fuyards conduits par une femme muette possède, elle aussi, un certain relief allégorique. Cette mère courage, après avoir assisté à l'assassinat de son mari, réussira à arracher sa fille aux mains des bourreaux qui la torturent et violent...Dans un accès de rage vengeresse, elle mord dans le coeur du tortionnaire que l'on vient d'extirper et fait partager le festin à ses compagnons !
Dans un autre épisode, après avoir subi les pires sévices sexuels en simulant la complicité, une femme désarme son violeur puis l'émascule. Là encore, dans la description détaillée des supplices obscènes, faute d'avoir trouvé son écriture, l'auteur, malgré lui, n'échappe pas à une certaine complaisance, Il a raison de ne rien nous épargner de la réalité mais encore faudrait-il une langue intraitable, une esthétique, donc une éthique qui donnent à l'insupportable ses mots sans appel. Ce que certains ont appelé la littérature de l'impossible exige beaucoup de ceux qui se risquent sur son territoire extrême.
Je sens bien que je suis sévère. Critiquer un tel livre ne peut que culpabiliser celui qui le fait. La peinture de la déshumanisation et de la barbarie est évidemment légitime mais desservie par une manière qui me paraît relever souvent d'une forme de bande dessinée allégorique. L'odyssée de la mère muette, le calvaire du fils déterrant ses parents, leur fuite, leur errance à travers des décors d'apocalypse, ces scènes pourraient nous prendre à la gorge. Certains lecteurs seront probablement entraînés, émus. Ma lecture a été plus malheureuse, parfois réticente et frustrée... Un tel sujet exigeait beaucoup plus à mes yeux, une force, une rigueur, un verbe tranchant et noir qui auraient tout emporté.

 PATRICK GRAINVILLE