Une apocalypse à taille hélas humaine : on pourrait dire de Sniper, second livre de Pavel Hak, qu'il révèle l'envers grouillant du décor contemporain, aussi aseptisé serait-il. C'est un livre sur la guerre, mais un livre sur la guerre vécue en-dehors de la guerre, dans l'espace calfeutré, sinon saturé par le bonheur factice où nous évoluons, inconsciemment poursuivis pourtant par les visions d'horreur dont nous savons qu'elles triomphent de l'homme à quelques centaines de kilomètres - en Yougoslavie, en Tchétchénie, nulle part et partout.
Près de quarante ans après la parution de Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat, on ne peut que songer à ce terrifiant et scandaleux chef-d'œuvre en lisant Sniper, quand bien même les gestes des deux auteurs n'ont rien de comparable : Pavel Hak, qui est né en 1962 en Tchécoslovaquie mais écrit en français (Sniper est son deuxième roman), n'écrit pas du dedans d'un vécu, mais d'un dehors, et c'est aussi pourquoi son livre, très court, tend vers l'épure. Né en Tchécoslovaquie en 1962, auteur l'an dernier d'un premier roman remarqué, Safari, Pavel Hak n'a pas tant écrit un « livre de guerre », comme l'affirme la quatrième de couverture de son livre, qu'un livre sur la guerre, sur la représentation de la guerre telle que nous la subissons, d'abord, au quotidien des informations. Une guerre, non pas vécue au long des jours, mais subie au long des nuits, dans un « ici et maintenant » qui est très précisément le nôtre. Livre d'apocalypse, il l'est de fait en tant que livre de visions, visions d'horreur qui puisent au fond le plus noir de l'humanité et que domine la dimension sexuelle; visions d'horreur qu'éveillés nous prétendons le plus souvent chasser comme des mouches importunes, qui s'obstineraient à nous rappeler l'état de putréfaction et d'ignominie que peut atteindre la carcasse humaine de son vivant. C'est bien pourquoi le récit n'est localisable ni dans le temps ni dans l'espace (puisqu'il est écrit « ici et maintenant »), quand bien même le lecteur a spontanément tendance à le situer entre l'ex-Yougoslavie et la Tchétchénie. Entrecroisant plusieurs récits sous la forme de courts chapitres numérotés, Sniper offre une narration dépouillée jusqu'à viser, pourrait-on dire, le nerf de la guerre en chacun. Le premier fil est le monologue halluciné d'un sniper embusqué, qui ouvre et ferme le livre, et dont on peut penser qu'il n'était pas forcément indispensable : s'il permet à l'auteur de marquer d'emblée que la haine viscérale qui s'exprime est une question de langue (en ce qu'elle est d'abord une haine de la parole des autres, des « bouches parlantes » qu'il s'agit d'éradiquer parce qu'elles sont habitées par « le Mal »), il implique un « je » discourant qui entraîne une distance immédiate du lecteur. Un groupe de femmes violées, torturées, au-delà de la notion même d'avilissement, par des militaires ivres de sang et de foutre, mais qui réussissent à tuer les agresseurs pour s'échapper ; un homme qui retrouve les siens assassinés, se bat avec la terre gelée pour leur donner une stèle décente; un groupe de villageois en fuite qui cherche à travers bois la frontière comme on chercherait la lumière : les trois autres fils narratifs creusent au contraire la matière même de l'horreur. La matière même du cauchemar serait plus juste, tant cette matière verbale est toute d'images; émaillées par les dialogues (si l'on peut appeler ainsi les ordres braillés et les injonctions sexuelles), les scènes sont décrites, non seulement sans aucun commentaire psychologique, mais plus généralement sans aucun méta-discours, au plus directement qu'il est possible d'écrire l'enchaînement des gestes et des mots du crime et de l'abjection (et c'est là que joue le rapprochement avec le premier livre de Guyotat, dans ces séquences qui ne tremblent jamais et laissent le lecteur scandalisé par un enchaînement plus que bestial qui n 'a donc pas de limites). C'est si vrai, cette capacité à toucher au cœur même de notre rapport contemporain à l'horreur, qu'on se souvient - et cela seul suffirait pour affirmer de Sniper qu'il est un livre profondément marquant - avoir rêvé, la nuit qui suivit la lecture, une terrible scène de guerre au cadavre gelé et impossible à couper à la hache. Cette contagion du cauchemar en temps de paix n'est pas cathartique, au contraire; elle ne libère pas le lecteur mais l'oblige en ce qu'elle témoigne précisément de la contamination inconsciente que nous subissons tous les jours en refusant de penser, non pas la guerre, mais le fait de vivre à ses côtés, et ce que ce voisinage implique dans les souterrains de nos consciences hantées par ce dont l'homme est capable.