Le monde divisé en deux : l'odyssée délirante des migrants par Pavel Hak.
Les romans de Pavel Hak sont situés dès le titre. Safari chassait en terre africaine, Sniper visait la guerre en Yougoslavie, et voici Trans, qui désigne la traversée et les flux migratoires.C'était déjà le sujet de la pièce Lutte à mort, publiée en 2004 (aux éditions Tristram, où Hak est apparu, écrivain de langue française né tchèque en 1962), et dédiée «à tous ceux qui un jour ou l'autre se sont retrouvés seuls devant une frontière». Tous les textes de Pavel Hak racontent des luttes à mort. La différence, entre la pièce et le roman, c'est que Trans, loin d'être un carnage limité dans le temps et l'espace, est une odyssée.
Une odyssée délirante, bien sûr, l'auteur restant fidèle à sa manière. Le livre commence sur les chapeaux de roue, ramassage de corps gelés, dénuement absolu, «aurait-il l'occasion, après dix-sept jours de jeûne, d'arracher un morceau de viande aux flancs d'un cadavre ?». Wu Tse, le personnage principal, est uniquement occupé à survivre. Pas de plus dangereux projet : franchir les lignes de démarcation, plus ou moins invisibles, toujours réelles, au-delà de quoi s'étendent les métropoles du monde occidental. Le seul passé que nous connaissions à Wu Tse est résumé par le «pays morgue où il a vécu», dictature militaire vers laquelle il n'a pas l'intention d'être refoulé, il s'y retrouverait le dos au Mur de l'Exécution. Il n'a aucune caractéristique d'ordre psychologique. Mais la douleur n'est pas son seul mode d'existence («Wu Tse médite son déchirement d'homme...»), et il a l'espoir de rejoindre la jeune Kwan. Ensemble, ils ont rançonné un nabab (Kwan en Lolita le drague, profitant d'une fellation Wu Tse lui explose le crâne au marteau), après avoir berné provisoirement les Têtes de Serpent, passeurs vicieux.
«Les hommes fuyant la misère sont un fléau qu'aucune mesure ne peut arrêter. Ils sont des milliers, ne possèdent rien. N'ayant rien, ils ne craignent rien (puisqu'ils n'ont rien à perdre). Et rien ne peut les faire renoncer au rêve de prospérité que la misère a injecté dans leurs têtes. Leurrés déshérités : transformés en matière première dont on peut faire un bizness plus lucratif que le trafic d'armes.» Manoeuvre sur un chantier où on se fait tuer juste avant la paye, passager à fond de cale d'un bateau qui fait naufrage, mis en cage dans la jungle et vendu à un savant fou, éphémère compagnon de monstres issus d'expériences scientifiques, témoin d'une épidémie de fièvre hémorragique et d'un festin à base de touristes égarés, réfugié dans une fosse à purin ou une benne à ordures, clandestin dans un atelier de confection, gibier d'hôpital hérissé de tuyaux, Wu Tse concentre sur sa personne les horreurs contemporaines. Il y a un côté bande dessinée dans ces aventures en série, c'est Tintin au pays des mauvais coups et du viol. Mais Tintin infiniment triste, épuisé, lassé de son humaine condition.
L'auteur place à intervalles réguliers, de manière à encadrer les épisodes, des phrases généralement nominales. Elles vont par deux, elles ont un rythme, une pulsation, ce sont des pensées incrustées, ou bien des condensés d'action, des intertitres de cinéma. «Sommeil agité. Nuit tropicale./ Naissance du jour. Renaissance des forces.» Ou : «Cul dégoulinant de sperme./ Corps en sueur.» Ces citations, évidemment, ne rendent pas compte de la violence extrême de Trans. Comme toujours chez Pavel Hak, il s'agit d'une violence désarmante.