Il y a quelque chose du tir à balles réelles dans les livres de Pavel Hak. Son dernier roman, Vomito negro, paru chez Verdier, est chargé de munitions adamantines et sombres. Poésie véloce, imagination explosive, lucidité déchaînée, on prend le risque d’être atteint en plein cœur. Une écriture de combat à laquelle doit répondre une lecture guerrière.
La parution d’un nouveau roman de Pavel Hak suscite désormais chez moi une émotion particulière. Une sorte de pacte intime me lie en effet à son œuvre. Inutile de le cacher, j’en suis littéralement tombé amoureux. Et lorsque j’entame la lecture de Vomito negro, son nouveau roman, aussi bien que lorsque j’entreprends la rédaction de cet article, je ne peux et je ne veux pas me défaire de ces sentiments — n’ayons pas peur du mot. Rappelez-vous que le premier numéro d’Indications, dans sa nouvelle formule, proposait déjà un entretien avec Pavel Hak ainsi qu’une critique de son livre précédent, Warax. C’était une manière pour moi, en tant que rédacteur en chef, d’illustrer les ambitions de la revue, d’apposer un sceau qui qualifierait le genre de littérature que nous entendions défendre désormais. Je peux dire également que ce choix était prémédité : il n’y pas d’autre auteur qui présentait, à mes yeux, de telles qualités d’engagement littéraire, tout au moins dans le domaine de la fiction francophone. C’était aussi, égoïstement, le prétexte idéal pour aller à sa rencontre. Quelques numéros plus tard, voici une nouvelle occasion d’insister sur la nécessité de découvrir ou de prolonger l’entreprise commune qui lie inévitablement cette œuvre d’importance à ses lecteurs.
Voilà ce Vomito negro, paru chez Verdier dans l’excellente collection « Chaoïd ». Comme à son habitude, Hak a choisi un titre tranchant. (Les vieux musicos belges se souviendront peut-être du groupe homonyme, cousin dispensable de Front 242.) Le vomito negro, c’est donc le nom très illustré de la fièvre jaune qui tua longtemps sous les Tropiques. On lui découvrit un vaccin dans les années 1930, mais on oublie qu’aujourd’hui ce virus tue encore régulièrement. D’où l’utilité d’une piqûre de rappel ?
Nous voici en effet en pleines Caraïbes, sur une île indéterminée. Plantations de cannes à sucre, misère et prostitution forment un écrin putride à la beauté et à la vigueur des hommes et des femmes qui vivent là. Nous voici plongés dès les premières lignes dans un torrent d’action qui prendra fin, pour le lecteur uniquement, cent vingt-cinq pages plus loin.
Une vague d’angoisse.
Draps imbibés de sueur.
Coup d’œil sur la montre.
Minuit passé. 0 heure 37 exactement.
Il ne dormira pas. Ces quelques heures, qu’il voulait passer à se reposer, sont perdues à jamais. Trop nerveux pour s’endormir. Vaine révision des détails. Quel aspect de son affaire a-t-il négligé ? Quel facteur n’a-t-il pas pris en compte ? Sa main chasse d’un geste impatient tous ces tourbillons d’incertitudes semblables aux chauves-souris virevoltant dans les ténèbres d’un cerveau halluciné. Tout ce qu’il aura à faire a été pensé, il n’y a pas à s’inquiéter, ne reste qu’à agir, avec la détermination nécessaire.
Drap jeté à terre.
Branle-bas de combat.
Un rythme singulier s’installe, un phrasé qui n’appartient qu’à ces pages. Une suite de scènes plus terribles les unes que les autres forment peu à peu une intrigue effarante où deux héros luttent à mort pour leur survie. Un petit entrepreneur, passeur de clandestins vers le continent, retrouve sa « marchandise » tuée sur le lieu de rendez-vous. Un coup de la concurrence organisée qui ne peut admettre l’essor d’un indépendant. Marie-Jo, la sœur du passeur, a été enlevée et vendue pour être prostituée sur le continent. Au même moment, le docteur Godrow doit se procurer très vite des organes frais pour assurer la survie de l’une de ses riches patientes, financement indispensable pour ses recherches. Marie-Jo tombera vite entre les mains du docteur. Son frère, parti à sa recherche dans les conditions épouvantables des clandestins, débarque lui aussi et affronte d’autres dangers. Se retrouveront-ils ? Qui deviendront-ils pour survivre ?
Pavel Hak interprète sa nouvelle composition et se réinvente à nouveau complètement dans Vomito negro. Il y a bien entendu une poésie, reconnaissable, qui n’appartient qu’à lui. J’ai failli dire une musique, mais je me suis repris à temps. La métaphore musicale commence à bien faire et il faut parfois appeler un chat un chat, et la poésie par son nom. Au cœur d’un roman aussi dantesque, elle n’échappe pas au lecteur. Je voudrais me risquer à en parler un peu.
Il faut d’abord décrire cette volonté tendue comme un arc d’affecter le lecteur, de lui transmettre une émotion qui n’interdise rien, mais au contraire s’ouvre ou s’offre au maximum. L’écriture de Pavel Hak est ainsi et avant tout un sommet d’efficacité, si tant est qu’on puisse encore, à notre époque, accepter ce terme sans la bêtise que font peser sur lui tant de discours glacés. Et justement, c’est une grâce et une intelligence commune avec certains dialectes honteux que Pavel Hak exploite à merveille. Slogans, pubs, répliques hollywoodiennes… C’est la puissance évocatrice de quelques mots singulièrement agencés, mais c’est aussi la force du lieu commun, celle de la formulation rabâchée : une image se forme, une ambiance est déjà là, on se trouve tout à coup projeté sur la scène, le lieu du crime. L’écran s’est déchiré, tendu à l’extrême par des mots trop denses, croulant sous leur propre poids, trous noirs. Est-on passé au travers ou de l’autre côté ?
Une chose est sûre, on ne se trouve pas projeté dans la peau des personnages de Vomito negro, heureusement pour nous. Hak rend caduque toute identification. Il évite cet écueil du roman de gare par un jeu subtil et permanent sur la phrase. À la relecture, on admire le péril qui guette l’équilibriste : c’est parfois sur le choix d’un déterminant, d’un adjectif qu’il s’appuie pour établir le juste équilibre. Glissement délicat d’un registre vers un autre, nous voilà témoin des pensées de chacun, sans jamais pourtant nous prêter au jeu du psychologisme. Hak donne à voir les pensées, il ne les donne pas en partage, n’instaure pas la fiction d’une empathie que son personnage établirait avec le lecteur. À vrai dire, le lecteur n’existe pas pour ses personnages. Et si ceux-ci se découvraient ainsi observés, ils nous couperaient les couilles de rage.
Elle se revoit cambrée devant le miroir. Elle n’était plus la jeune fille innocente qu’elle avait été avant son kidnapping. Elle savait qu’elle était observée par ce salaud de milliardaire, amateur de cruels excès, qui l’avait achetée. Si elle prenait des poses provocantes, minaudait, bougeait comme une panthère, c’était pour que ce porc perde son sang-froid, arrive dans la cabine en ne pensant qu’à baiser son corps d’adolescente, à planter sa sale queue entre ses cuisses et à labourer son ventre à coups de reins violeurs jusqu’à ce que son sperme se mélange au sang de sa victime.
Elle inspecta la cabine à la recherche d’un objet avec lequel elle pourrait se défendre.
Avec quoi tuer cette ordure ?
L’écriture sur le fil du rasoir s’enrichit, dans Vomito negro, de deux formidables séquences narratives qui se font étrangement écho. La première est portée par le récit du père, celui de sa capture dans la jungle africaine, du voyage abominable vers l’autre côté de l’océan. Plus personne ne l’écoute et il semble d’ailleurs improbable, insensé même, qu’il puisse en avoir été réellement l’acteur. Ces pages-là sont magistrales et possèdent la densité du diamant. Il me semble en effet qu’elles contiennent, concentrées, quelques milliers de pages et quelques milliers de vies. Pavel Hak nous avait plutôt habitués à projeter le temps présent vers un futur immédiat. Il réalise ici l’inverse, brillamment. Sans rien soustraire à la contemporanéité de son écriture, ni à celle de son propos. L’intelligence et la force de tous, la cruauté et la souffrance, la lutte de chaque instant, instinctive ou stratégique, la défaite et l’appât du gain, l’odeur de la forêt et de la poudre des fusils…
Effarée comme nous, la forêt écoutait leur langue incompréhensible, composée de nasales et de couinements proches des cris d’une espèce de singes qu’aucune tribu de la côte ne mangeait à cause de sa chair aigre. Les esprits maléfiques des marais, les piquants des arbustes aux pointes empoisonnées, les fleurs carnivores et les araignées venimeuses n’ignoraient pas non plus l’arrivée des intrus. Nous comptions sur leur complicité. L’hostilité des intrus était patente. Leurs yeux brillaient d’envie de posséder, leur physionomie reflétait leur cupidité. Nous ne savions pas quel mal ils allaient commettre, mais ils voulaient s’approprier ce qui ne leur appartenait pas.
L’autre séquence, inouïe, compose l’essentiel du dernier chapitre intitulé « Escadrons de la mort ». On y retrouve la condensation prophétique que Pavel Hak applique, dans chacun de ses livres, à notre réalité. On y retrouve le passeur floué, dont nous ne connaîtrons jamais le nom, toujours à la recherche de sa sœur. Pour atteindre cet objectif, il a intégré un commando secret qui agit au cœur de la jungle urbaine. Après l’entraînement vient l’action : passer au lance-flammes l’humanité qui encombre un squat, une usine désaffectée, les galeries souterraines de la ville. On se croirait dans un jeu vidéo, du genre ultra-rapide et méga-violent, de ceux qui se flattent de s’inspirer de situations de combat réelles. Ici encore, la vitesse d’action suppose l’immédiateté de la pensée, il faut tuer ou être tué. D’une jungle à l’autre…
Mission conçue dans le cadre d’un plan d’urgence : les techniques de surveillance, combinées avec les techniques de répression, n’arrivent plus à faire triompher les techniques de domination. Ce qui signifie qu’il faut passer au « nettoyage » (dixit la hiérarchie).
Stade inédit dans l’histoire de l’humanité ? Nécessité évolutive ?
Ils ne sont pas là pour se poser des questions. Ils sont là pour agir.
Hors la loi. Dans le plus grand secret.
Sur l’aile droite, entre deux entrepôts, Togafu repère un groupe d’individus suspects. Rypl envoie Cambell examiner l’évaluation de Togafu. Cambell confirme. Les critères fixés par le commandement font tomber cette bande de zonards dans la catégorie des sujets à éliminer. Aucun doute là-dessus.
— Feu, émet Rypl.
Togafu actionne son lance-flammes.
Le groupe d’individus dormant sous les cartons disparaît dans un crachat de feu. Et Togafu fonce déjà le long des entrepôts.
Attention toutefois, à ceux qui espéreraient trouver dans Vomito negro une fascinante succession de scènes gore rocambolesques. Autant renoncer, ils seraient déçus. L’économie de moyens dont use Pavel Hak n’autorise pas l’esprit à s’immobiliser dans une complaisance un peu perverse. Il ne faudrait pas que ces quelques extraits soient trompeurs. L’ensemble crée un sprint ahurissant où chaque geste, chaque phrase compte. Et sans le même talent de concision, l’espace manque ici pour rendre compte de l’ampleur de l’assaut littéraire mené par l’auteur. Je voudrais pourtant dire encore à quel point Pavel Hak se démarque de beaucoup de ses contemporains sur de nombreux thèmes, récurrents pourtant dans la littérature actuelle. Encore une fois, c’est une question d’efficacité, de style, d’élégance et d’intelligence. On peut disséquer le fonctionnement froid et complexe du capitalisme, redire la déshumanisation du travailleur, pointer les raisons du désastre avec minutie. Mais ce qui est à lire, c’est une réussite littéraire ou un échec total. Les guerres, la misère, la faim, la violence sexuelle, on ne peut pas en parler avec de bons sentiments transposés en jolies phrases. La paranoïa généralisée, l’illusion entretenue d’une morale universelle, la marchandisation des corps, ce ne sont pas des points de vue sur lesquels il s’agit de débattre au fil des pages d’un roman. Pavel Hak s’inscrit plutôt dans ce qu’il nommait lui-même, dans l’entretien qu’il nous avait accordé, la « généalogie d’une créativité de violence et de combat ». Incarnation dans le texte, pari réussi d’une littérature totale.
Reste encore à pointer cette idée que les hommes et les femmes sont les mêmes en haut comme en bas, obéissent aux mêmes logiques, répondent aux mêmes contraintes, désirent d’un même élan. Mais inégaux selon le hasard de leur naissance, ne jouissant ni de la même liberté ni du même pouvoir. Vomito negro est donc également une formidable pièce à conviction qui prouve, malheureusement, l’impossibilité d’un dialogue entre ces deux mondes. Et puisque le silence et les cris sont assourdissants, reste le corps-à-corps avec les mots, l’écriture de combat, la lecture guerrière.
Vomito negro, ou le contraste saisissant entre la chair à canon et l’imagination, la barbarie et l’exercice le plus libre de l’esprit, le monde dans lequel nous vivons et celui dans lequel nous allons vivre, d’un instant à l’autre.