(Entretien avec le romancier Pavel Hak sur sa jeunesse tchèque, son émigration à Paris, les mécanismes de la domination, l’écriture en toutes circonstances, et le style de l’auteur)
par Denis Molčanov
Pavel Hak, « l’auteur de cinq romans et d’une pièce de théâtre, est un écrivain français d’origine tchèque né en 1962. » C’est ainsi qu’on vous présente habituellement aux lecteurs des journaux, curieux des pages littéraires. Comme dans une telle formule on essaie souvent de tout dire, on accole différents attributs sans vraiment rien savoir sur leurs liens. Alors ma première question est justement ce lien entre « écrivain français » et son « origine tchèque », ce rapport à deux langues à la fois chez vous?
Pour moi, une langue est quelque chose de vivant. On l’apprend, on l’oublie, on la maîtrise à la perfection, on ne maîtrise que ce qu’on appelle la langue parlée… Je ne sais pas si je suis bilingue. La seule langue dans laquelle je puisse aujourd’hui écrire avec efficacité est le français. Mais je pourrais sans doute très vite retrouver le tchèque. L’italien, je pourrais le maîtriser à la perfection. Et l’anglais, c’est la grande tentation, dans le contexte d’aujourd’hui, où la culture mondiale est dominée par le monde anglo-saxon. Il faut dire que si je connais un peu ces quatre langues, c’est parce que j’ai vécu dans ces pays. D’où probablement mon expérience de ce côté « vivant » des langues. Mais il faut dire également que parler une langue, pouvoir lire ou écrire quelques phrases standard dans une langue, ce n’est pas du tout ce qu’on entend par écrire au sens fort du terme : inventer une langue littéraire capable de parler du monde, de créer un univers littéraire fort, d’exposer une vision qui peut happer celui qui s’y confronte (le lecteur). Je reste fasciné par le pouvoir propre de la littérature, par ce qu’un roman, une pièce de théâtre, un poème, peuvent contenir comme condensation vertigineuse de l’expérience humaine.
Vous arrivez à Prague pour faire des études du journalisme, mais après un an, on vous met à la porte, vous avez vingt ans et vous optez pour l’exil. D’abord en Italie, je crois, puis à Paris. Pensiez-vous toujours, malgré les circonstances, à écrire ? La littérature était donc pour vous déjà une vraie passion, un lieu où vous vouliez vivre ?
Je ne viens pas d’un milieu intellectuel. Mais je me souviens qu’apprendre à lire était pour moi un événement. Et très vite lire était devenu pour moi un moyen d’exploration, d’aventure, de construction de soi… Et puis, vers mes vingt ans, il y a eu un grand changement, un événement majeur : j’ai décidé d’écrire, de me confronter à la vie tout en essayant de parler, par des moyens littéraires, de cette vie et de l’expérience du monde. Ce qu’on vivait était fort. Il y avait cette pression de l’extérieur (pouvoir totalitaire, censure, manque de liberté d’expression), et j’ai relevé le défi. Je pourrais donc dire qu’à partir de ce moment-là, je voulais écrire. Puisque vivre de cette façon-là représentait pour moi une confrontation très singulière avec mon existence, mon époque, et le monde. Une passion ? Certainement. L’art est passionnant. Écrire, faire de la peinture, tourner des films, composer de la musique : c’est étrange, puissant, difficile. Et le résultat peut être difficile d’accès. Puisque s’il faut apprendre à écrire ou à peindre, il faut aussi apprendre à lire ou à regarder un tableau. J’aime l’art (qui est très souvent considéré par le pouvoir, et par tous les systèmes de surveillance et de contrôle, comme quelque chose de dangereux, une déviance). Donc oui, à partir de ce changement-là dans ma vie, qui s’est opéré à Prague, dans cette vie de bohème, au cœur de cette jeunesse pleine de débats, de refus d’obéir au dictat, de désirs enflammés de créer, et de résolutions fermes de ne pas me laisser abattre, je pensais à écrire dans toutes les circonstances. Mais pour écrire, il faut vivre. Et si j’ai décidé de partir, c’était pour vivre.
On touche ici du doigt ce lien direct, et si souvent commenté entre la création et la liberté… Mais en quittant un régime idéologique on peut très bien être pris en otage par un autre. Tout peut servir comme support : le marxisme déifié aussi bien que le libéralisme effréné. Est-ce que cette expérience d’expulsion et de fuite vous a-t-elle marqué, voire déterminé quant au sujet de vos histoires – le pouvoir x l’impuissance x la lutte pour la survie en vue d’une plus grande liberté ?
Votre question est très juste concernant les régimes idéologiques… J’ai très vite compris, malgré le fait que je n’étais pas très « armé » à l’époque (armé d’idées, de capacités d’analyse, de réelle expérience du monde), que de l’autre côté du rideau de fer la situation était beaucoup plus difficile pour les individus, puisqu’il était beaucoup plus difficile de comprendre comment fonctionne le pouvoir, quelles sont les véritables forces en jeu, quelles pressions, manipulations ou influences peut subir un être humain. Dans le bloc soviétique, c’était clair : il y avait le « bolchevik », avec sa censure, son oppression, et son dictat idéologique. Personne n’y croyait, personne n’était dupe. Alors qu’à l’Ouest, les forces en jeu, les idéologies et les moyens de répression étaient beaucoup plus complexes, plus difficiles à cerner, souvent très élaborés. J’ai pris des notes sur ce sujet, je m’en souviens, à Napoli, sur un papier rouge, avec de l’encre noir, en pensant au Château de Kafka. Un très grand roman, une enquête, une confrontation avec le pouvoir. Comprendre quelque chose, ne pas mourir idiot : ce n’est pas facile dans les démocraties d’aujourd’hui… Le « politiquement correct » décervelle. Les religions aussi. Penser par soi-même, être en mesure de construire sa propre vision du monde, déjouer les pressions idéologiques et médiatiques, voilà ce pour quoi il faut lutter.
A Paris, vous travaillez comme veilleur de nuit, en même temps vous reprenez vos études. Après une licence de philosophie (1991), vous décidez de ne plus poursuivre vos études, de commencer à écrire, votre premier roman, Safari, ne sort qu’en 2001. Dix ans de petits boulots et de travail acharné, je suppose. Cette détermination à toute épreuve est impressionnante !
Bizarrement, j’ai travaillé comme veilleur de nuit des deux côtés du rideau de fer… J’espère que j’en ai tiré quelques « connaissances ». Les études de philosophie que j’ai faites à la Sorbonne ont été décisives pour moi. La philosophie est une excellente formation. Toute œuvre d’art véritable est « philosophique ». Ne pas pouvoir étudier (dans la Tchécoslovaquie de l’époque, ou dans nos sociétés actuelles quand on naît dans des conditions défavorables) est une catastrophe. L’élite qui détient le pouvoir, et lutte avec férocité pour préserver ses privilèges (dont les meilleures écoles font partie), hait que quelqu’un d’autre, destiné par sa naissance à disparaître dans la masse informe des dominés, puisse acquérir savoir et connaissances qui ouvrent les yeux. Un homme armé d’idées est beaucoup plus dangereux qu’un homme armé d’une kalachnikov. Au fond, il n’y a que la pensée qui représente un véritable danger pour les pouvoirs oppressifs (dont l’élite régnante, divers clubs et lobbys, et bien entendu les médias sous contrôle, font partie intégrante). J’ajouterais que je ne connais rien d’aussi fulgurant qu’un travail acharné dans le domaine intellectuel.
Vous vous efforcez dans vos livres de faire apparaître les divers mécanismes d’oppression. A tel point que l’on se demande si vous pouvez avoir envie d’écrire sur les sujets moins violents. Pourquoi présentez-vous au lecteur presque exclusivement ce côté sombre, diabolique, morbide qui est en l’homme ?
Si je pense à mon expérience du monde, je ne vois pas comment je pourrais éviter ce genre de sujets. La littérature est un moyen d’exploration. Et la littérature que j’aime cherche à se confronter au monde et à l’existence en abordant tous leurs aspects, y compris les plus difficiles, voire insupportables. La guerre, la torture, l’horreur, l’exploitation, l’abjection ne seraient pas des sujets littéraires convenables ? La littérature a une force particulière pour aborder ces sujets, qui font partie intégrante de notre époque. Elle doit sonder les zones les plus problématiques, que l’homme doit affronter s’il ne veut pas se perdre dans cette spirale de violence que vous évoquez. Et les divers mécanismes d’oppression à l’œuvre dans nos sociétés me semblent également un excellent sujet littéraire, puisqu’ils s’attaquent à nos corps et à notre pensée, cherchent à nous dominer et à nous empêcher de sentir et de penser. Nous vivons dans un monde aux rapports de force d’une très grande violence. L’art ne peut pas ne pas en rendre compte. Nous avons le plus grand besoin des fictions qui élaborent ce qui se passe, notre époque. Pensez-vous que le monde de la finance est « gentil » ? Que les guerres en cours ne tuent pas ? Que les divers trafics d’armes, de drogues et d’êtres humains n’enrichissent personne ? Que les idéologues et les médias ne manipulent pas ? Que la barbarie est une invention des artistes dégénérés ?
Il est évident qu’un tel genre de récit, presque sadien, sans compassion aucune, sera dès le début confronté à des très fort à priori bien-pensants, du politiquement correct (acceptable). Tirez-vous une joie (mauvaise ?) de cette confrontation à la parution de chacun de vos romans ou êtes-vous plutôt sensible aux critiques qui relèvent votre don extraordinaire à établir l’atmosphère grâce à ce rythme haletant qui vous est propre et qui prend le lecteur à la gorge dès la première page ?
On cherche à élaborer un univers. On cherche à inventer un style. On cherche une forme. Voilà l’affaire. On ne pense pas aux bien-pensants, ni au politiquement correct. Encore moins aux sbires de diverses polices de la pensée qui traquent et cherchent à éliminer tous ceux qui donnent signe d’indépendance, de lucidité, de réelle créativité.
Vous avez un sens aigu du détail manié toujours par rapport à des ensembles plus grands, invisibles à première vue. Je suppose que vous devez beaucoup réécrire et retrancher aux relectures ? Quel est votre rythme de travail ? Quelles sont vos routines, une fois lancé dans votre exploration, pour maintenir la bonne profondeur ?
Chacun doit inventer sa façon de travailler. Il n’y a pas de règles, il n’y a pas de modèle. Il faut que ça marche. Mais je pense qu’en règle générale il faut travailler énormément. Ce que j’aime par-dessus tout dans ce domaine de l’activité humaine, c’est précisément qu’on peut travailler énormément sans arriver à quoi que ce soit. Crever en tâcheron raté. Horrible, non ? Ce genre de risque, tout homme raisonnable l’évite d’instinct. La pensée et la création sont des valeurs à très haut risque.
Pour étayer cette idée de fable philosophique, je remarque par exemple le flou délibéré dont sont entourées les circonstances de vos récits : dans Sniper (2002) nous sommes témoins d’un conflit ethnique sans pitié (rappelant la guerre de Bosnie-Herzégovine, le siège de Sarajevo), dans Trans (2006) nous suivons le héros d’un nom vaguement chinois (mais fuyant un pays qui ressemble beaucoup à la Corée du Nord), Warax (2009) se passe dans une région qu’on ne trouverait sur aucune carte et dans votre dernier titre Vomito negro (2011), l’intrigue débute quelque part dans les Caraïbes, peut-être. Le lecteur a compris, le circonstanciel n’est pas important, pourriez-vous dire pourquoi ?
Ce qui m’intéresse, ce sont les véritables fictions. Les œuvres où le monde réel est transposé d’une façon frappante, inimitable, surprenante. Ce type d’œuvres parle à l’imaginaire. Une œuvre d’art véritable déclenche toujours quelque chose dans notre imaginaire. Le réalisme plat est affligeant. Et nous avons d’autant plus besoin de fictions romanesques fortes que nous vivons dans un monde saturé d’images, de flux d’informations, de discours trompeurs et de simulacres, souvent très élaborés, qui nous mettent en face d’un monde fabriqué par les pouvoirs en place, politiques, idéologiques, culturels, économiques, religieux. Nous en faisons l’expérience tous les jours. Comment distinguer le vrai du faux ? Comment détecter les discours destinés à nous induire en erreur ? Comment nous orienter dans le maelström des crises ? Comment connaître la vérité concernant nos vies, notre époque, les événements qui déferlent autour de nous ? Une œuvre d’art, dans sa puissance de condensation évocatrice, par ses paraboles, avec ses paysages et ses atmosphères, nous offre du sens. Elle n’est pas une machine à décerveler. Elle est désormais un des rares contrepoisons contre les pressions destructrices de nos existences.
Vous recevez le prix Wepler pour votre roman Trans (2006). On dit que son thème « d’actualité » (l’immigration clandestine, le réseau d’exploitation de la main d’œuvre illégale, la prostitution). La critique ne tarit pas d’éloges, surtout en ce qui concerne votre narration captivante, hallucinogène. Je voudrais souligner un point tout à fait technique mais qui « fonctionne » à merveille dans vos descriptifs sans que le lecteur s’en rende très souvent compte, à savoir l’emploi des attributs conventionnels, parfois même convenus – je dirais journalistiques. C’est une façon très fine de souligner l’implacabilité du « destin » pour ceux qui le subissent et la logique froide, sans lyrisme ni surprise, de ceux qui bougent du destin pour eux : les puissants, ceux qui peuvent. Ainsi les rues sont « jonchées de cadavres », le silence est « de tombe », les claquements « métalliques », menace « omniprésente », système « implacable », les températures « polaires », les mains « osseuses », un bruit « sinistre » (Trans) ou un geste « impatient », les chauve-souris « virevoltant », les ruminations « stériles », la réalité « déprimante », un bruit « suspect », un nombre « préoccupant » d’accidents mortels, clodos « à la dérive », les tics « nerveux », les contorsions « canailles », les sourires « aguicheurs » (Vomito negro) et ainsi de suite. Il est remarquable, cet effort soutenu de ramener à l’unité l’atmosphère intentionnellement oppressive, un type de langage qui y correspond et le rythme des mots, des phrases, des alinéas et des chapitres – cette fameuse « petite musique » de Céline, je dirais une espèce de Morse à la Hak (courte, courte, longue). Elle doit vous être à la fois naturelle et longuement travaillée, n’est-ce pas ?
On invente son style en fonction de l’univers à exprimer. Les contraintes viennent du sujet, du monde qu’on veut montrer, du type d’histoire qu’on veut raconter. Mais il n’y a pas que la nécessité d’invention stylistique. Il faut inventer également une narration appropriée, une forme romanesque qui répond à votre vision du monde. Et puis, plus concrètement, des personnages et des situations. Et puis, il faut chercher à insuffler du rythme dans l’ensemble, densifier, régler les logiques internes, travailler les résonances de sens, orchestrer les complexités thématiques, maîtriser ce qui part dans tous les sens – et, en même temps, toujours pousser les choses assez loin pour qu’elles pulvérisent le conventionnel, explosent l’attendu, dynamitent les normes habituelles… Au fond, il faut qu’une œuvre d’art vous dépasse.
Le héros sous la pression mortelle (ou les héros, parce qu’il y a souvent une héroïne à la dérive), à la différence d’avec de Sade, se bat. C’est le seul moyen de survie – soit se laisser mourir, soit s’enfuir de l’influence des puissants, en tuant, s’il le faut. Le désir de la vie joue tout de même le rôle principal dans vos histoires. Encore un principe de philosophie morale, aussi ancien que l’humanité. Est-ce bien là la leçon à tirer de vos fables contemporaines ?
Le désir de vivre, oui. Le refus de se laisser éliminer. La conscience lucide de la nécessité de se battre, tout d’abord pour rester humain, ensuite contre ce qui détruit l’homme. Mon expérience du système totalitaire version « Tchécoslovaquie années 60-80 » m’a beaucoup appris. Mais mon expérience d’émigré m’a permis de découvrir une dimension d’existence que je n’aurais jamais pu découvrir sans être parti : un être humain quelque part dans le monde. Croiser ces deux expériences, en faire un outil de connaissance, permet une lecture très aiguisée du monde. Le clivage entre les puissants, et ceux qui sont destinés à subir les pressions mortelles, est très clair pour ceux qui connaissent le monde contemporain.
Avec quels sentiments revenez-vous, littéralement parlant, vers la langue tchèque ? Vous avez, je crois, un solide lectorat en France, qu’avez-vous à tirer de cette aventure sur le sol du pays connu pour ne jamais accueillir à bras ouvert ceux qui l’avait quitté ?
Vous voulez dire que je suis chez moi à Paris ou à New York, mais qu’à Prague je suis persona non grata ? En fait, je tiens énormément à ma jeunesse pragoise. D’une certaine manière, tout s’est joué là-bas, à cette époque-là. Et, avec le recul d’une trentaine d’années, je dirais qu’il y avait quelque chose de très bon dans cette jeunesse-là, surtout dans cette décision de vouloir faire de l’art, de vouloir penser, d’accepter la confrontation avec un appareil politique puissant, de ne pas avoir peur de penser contre l’oppression, de résister, d’accepter la marginalité, de rejeter le dictat des normes au prix de réactions hostiles de la part des pouvoirs répressifs, de ne pas renoncer à la création, de ne pas renoncer à vivre. Nous savions depuis notre très jeune âge que la liberté d’expression s’acquière de haute lutte. Et nous avons décidé de jeter toutes nos forces dans cette magistrale entreprise de subversion qu’est la création. Trente ans plus tard, je souscris à cette jeunesse-là, je me consacre à la même activité, je suis personnellement toujours aussi subjugué par la puissance de l’art, et toujours prêt à jeter toutes mes forces dans une entreprise de création. Dire le monde. Transformer mon expérience en une œuvre d’art la plus percutante possible.