Entretien avec Pavel Hak par Kenza Sefrioui

Monde fracassant, poème

Armes de destruction massive, pouvoir de la finance, esclavage moderne, immigration clandestine… Il n’y a pas un dossier de brûlante actualité qu’on ne risque de retrouver dans les livres de Pavel Hak. Mais au décompte clinique des médias, l’écrivain originaire de République Tchèque et installé à Paris substitue la profondeur vibrante de parcours intenses. Au lieu de montrer les corps sans vies, anonymes et sitôt oubliés qui s’échouent sur les plages ou sombrent dans les failles océaniques, il dit l’étincelle irréductible de vie et de désir de dignité qui les anime. Il en fait des Ulysse d’aujourd’hui, qui atteignent leur but au prix d’odyssées aux péripéties et au rythme implacables. Et les barrières, la vidéosurveillance et les discours de fermeture, il les désamorce sereinement en leur opposant les victoires de ses personnages. Pavel Hak vient de publier son sixième livre, Vomito Negro. Une course-poème haletante d’un frère et d’une sœur pour leur survie et leur liberté. Entretien.



Vous avez quitté un système socialiste pour un système capitaliste qui domine aujourd’hui le monde. Voyez-vous le capitalisme comme une nouvelle forme de totalitarisme?

Le totalitarisme est un danger permanent, qui rôde partout, prêt à contaminer, sinon à dominer, toute société et tout système politique. Le capitalisme en soi ne me semble pas particulièrement totalitaire. Ses dérives peuvent l’être. Le communisme non plus, dans son idéal, n’aspirait pas au totalitarisme, et pourtant le système communiste a réalisé une des formes les plus poussées du totalitarisme, avec l’Allemagne nazie. La censure, l’exclusion, la restriction des libertés individuelles et la restriction de la liberté d’expression, voilà les symptômes indiscutables des tendances totalitaires, qui trop souvent caractérisent l’élite et les groupes de pouvoir obsédés par la domination des peuples et des existences individuelles.

Vous dénoncez l’oppression des misérables dans un système qui tente de les broyer. Vos romans sont-ils une forme de contestation politique ? Vous considérez-vous comme un écrivain engagé?
J’essaie de parler du monde où nous vivons. Je cherche à inventer un univers romanesque en résonance avec la réalité. La littérature est une forme très particulière de réflexion sur le monde et sur notre vécu. Je pense que la littérature doit s’attaquer, tenter d’évoquer (par ses moyens propres: personnages, situations, intrigue, atmosphères) la violence qui caractérise notre époque. Il faut montrer. Prêt à troubler, à mettre mal à l’aise, à provoquer des réactions négatives de la part de ceux qui refusent à la littérature sa fonction primordiale d’exploration. Si je décris un centre de rétention (dans un registre proprement romanesque, comme je l’ai fait dans Trans), je m’attaque tout d’abord au réel. Et certains interprètes peuvent dire que je dénonce le traitement inhumain dont sont l’objet les migrants qui s’y trouvent enfermés. Si mes romans ont une dimension politique, c’est à cause des réalités que j’aborde, et à cause des personnages que je propulse sur la scène romanesque. Mon engagement est fondamentalement du côté de la littérature.

Vos livres disent, de façon crue, l’extrême violence de ce monde. Mais ils brouillent aussi la réalité avec le fantasme et avec la fiction. Quel lien recherchez-vous avec vos lecteurs, par cette confrontation paradoxale que vous proposez?
La réalité me semble complexe, multidimensionnelle, stratifiée, travaillée par de multiples rapports de force, dont les fantasmes, les rêves et les hallucinations font partie. Nous regardons ce qui se passe sous nos yeux et nous avons l’impression que c’est de la fiction. Nous disons dans la vie quotidienne : J’ai du mal à y croire… L’indécidable, l’imprévisible et le possible hantent aussi bien la réalité que notre vie psychique. La dimension fictionnelle fait profondément partie de notre monde moderne (médias, mondes virtuels, nouvelles technologies, mise en scène de la vie politique, aspects profondément spectaculaires de nos sociétés).

Qu’est-ce qui vous a amené à choisir la langue française comme langue d’écriture? Quel positionnement ce choix vous amène-t-il à adopter?
Le choix de la langue française est dans mon cas lié aux circonstances de ma vie. J’aurais pu écrire en anglais, si j’avais émigré en Amérique. Et pourquoi pas dans une autre langue. Vivre précède écrire. Mais j’ai toujours eu de l’admiration pour certains écrivains français, au demeurant souvent subversifs.

Vos personnages sont souvent en fuite, face à des situations où ils sont en grand danger, mais réussissent, au prix d’horreurs, à surmonter la menace pour continuer à vivre. Etes-vous optimiste?
Comme tout émigré, je suis du côté de la vie, sensible à la vitalité nécessaire pour se mesurer avec le monde. Affirmer la vie est une très étrange affaire, comme la littérature. La dépression et la neurasthénie sont des traits caractéristiques des riches obsédés par la défense féroce de leurs privilèges. Que faut-il fuir? Tous les dispositifs de pouvoir qui sont du côté de l’oppression et de la mort.

Dans vos personnages, à qui vous donnez une origine dans divers coins du monde, vous insistez sur la dimension de migrants, presque à l’exclusion de toute autre qualité. Quelle part de vous implique ce choix? Est-ce une manière d’épure pour faire ressortir l’irréductible et l’universel désir de vivre?
J’ai découvert cette dimension de la vie dans ma propre vie à cause de ma décision de partir, de quitter le pays de ma naissance. Et je dois dire que je tiens énormément à cette façon de vivre-là, un être humain quelque part dans le monde, conscient d’appartenir tout d’abord au monde, qui lui-même existe quelque part dans un univers beaucoup plus vaste. Et, en tant que cet être humain, j’aimerais bien me penser animé par ce que vous nommez si bien «l’irréductible désir de vivre».

Vomito negro, en cherchant à dire le rythme effréné de la course, arrive à déconstruire la phrase et à se rapprocher d’un souffle poétique. Quelle est la part de la poésie dans vos lectures et dans votre travail?
Bizarrement, dans ma jeunesse, mais sans doute comme beaucoup, j’ai débuté en griffonnant des poèmes. La jeunesse s’y prête. Et on n’oublie jamais cette dimension-là. La poésie est l’une des dimensions du monde, comme la terreur, l’angoisse, l’inquiétude, le combat. Tant qu’on sent cette dimension, on est vivant. On lutte même pour qu’il y ait de la poésie dans ce monde.


Propos recueillis par Kenza Sefrioui